Les abeilles solitaires

Publié le 23 juillet 2021 - Mis à jour le 29 janvier 2023

En Europe, plus de 80 % des espèces de plantes à fleurs sauvages et 70 % des espèces cultivées dépendent des insectes pour leur pollinisation. Parmi ceux-ci, les abeilles représentent les pollinisateurs les plus efficaces, dépendant entièrement du pollen et du nectar des fleurs pour leur alimentation et celle de leurs larves, d’où leur butinage incessant. On l’ignore souvent mais le mot abeille ne se limite pas à l’abeille mellifère de nos ruches ; il qualifie près de 1000 espèces en France et 2000 en Europe.

Les abeilles dites sociales, vivant en colonies, sont les plus connues et les plus médiatiséees. C’est à cette catégorie qu’appartiennent l’abeille mellifère (1 espèce) et les bourdons (48 espèces en France). Chaque colonie renferme plusieurs centaines d’individus chez les bourdons et plusieurs dizaines de milliers chez les abeilles. Ce sont les seules espèces organisées en castes (reine, ouvrières et mâles) où chaque individu joue un rôle bien défini.

Mais la grande majorité des abeilles ne sont pas sociales, ne vivent pas en colonies et ne fabriquent pas de miel. Elles sont dites solitaires (même si des prémices de vie sociale sont observés chez certaines espèces) car la femelle prend en charge seule la confection du nid ainsi que son approvisionnement en nourriture et n’aura aucun contact avec sa descendance, sa courte vie d’adulte ne dépassant pas les 3 à 6 semaines. La vie des mâles est encore plus brève, de l’ordre de quelques jours à quelques semaines. La plupart des espèces n’ont qu’une seule génération par an. La fécondité des femelles est faible. Seule une trentaine d’oeufs, souvent moins, seront pondus au cours de leur vie. On est bien loin des 1500 à 2000 oeufs pondus quotidiennement par une reine d’Abeille mellifère !

En France et en Europe, elles sont réparties dans 6 familles, Colletidae, Andrenidae, Halictidae, Melittidae, Megachilidae et Apidae, selon différents critères dont la longueur et la forme de la langue, la nervation alaire et l’appareil de récolte du pollen des femelles. Leur diversité est vraiment étonnante. En voici un tout petit aperçu.

On peut rencontrer des abeilles solitaires du mois de mars jusqu’au mois d’octobre, tant que des fleurs sont épanouies pour fournir le pollen et le nectar nécessaires à l’approvisionnement du nid mais aussi à leur propre survie. Certaines Osmies et Anthophores, peu frileuses, sont actives dès la fin de l’hiver. Ce sont des aides précieuses pour la pollinisation des végétaux à floraison précoce. La majorité des abeilles solitaires émergent au printemps ou en été, saisons où les floraisons sont les plus nombreuses. L’espèce la plus tardive, la Collète du lierre, est visible de la fin d’été jusqu’en octobre, son émergence coincidant avec la floraison du lierre, sa plante de prédilection.

Anthophore
Anthophore à pattes plumeuses sur fleur de pommier
(Anthophora plumipes ♂ Apidae)
Collète
Collète du lierre butinant les fleurs de lierre
(Colletes hederae ♂ Colletidae)

Leur taille est très variable. Il en existe de lilliputiennes de 3 à 4 mm de long comme les Nomioides, de guère plus grandes telles que les Seladonia et les Hylées (5-6 mm) et des géantes dépassant les 2,5 cm. C’est le cas de l’abeille charpentière encore appelée Xylocope, grosse abeille noire aux ailes irisées à reflets violets et au vol bruyant. Depuis une dizaine d’années, elle est concurrencée pour la taille par une abeille d’origine asiatique, l’abeille résinière géante ou Megachile sculpturalis. Introduite accidentellement en 2008 dans les Bouches-du-Rhône, sans doute via l’importation de bois, cette Mégachile colonise actuellement une bonne partie de la France et pourrait affecter des espèces comme les Xylocopes ainsi que des Anthidies et Osmies par une compétition pour les sites de nidification ou une usurpation de nids. Elle s’installe volontiers dans les hôtels à insectes, choisissant des bambous d’assez gros diamètre intérieur (8 mm et plus). Afin de ne pas favoriser l’expansion de cette Mégachile il est recommandé d’utiliser, pour les hôtels, des bambous dont le diamètre intérieur est compris entre 4 et 8 mm, cette taille convenant à la plupart des autres hôtes.

Nomioides
Une Nomioides, l’une des plus petites abeilles solitaires, sur une fleur de lierre
(Nomioides sp. ♀ Halictidae)
Seladonia
Seladonia sur Scabieuse
(Seladonia sp. ♀ Halictidae)
Xylocope
Xylocope violacé sur Ciste à feuilles de Sauge
(Xylocopa violacea ♂ Apidae)
Mégachile
Abeille résinière géante sur Gattilier
(Megachile sculpturalis ♂ Megachilidae)

Certaines, très velues, ressemblent à de petits bourdons (Eucère, Anthophore, Osmie). D’autres ont une pilosité très discrète laissant apparaître les reflets satinés ou brillants de la cuticule (Cératine, Hylée).

Eucère
Eucère sur Trèfle des prés
(Eucera nigrescens ou longicornis ♀ Apidae)
Cératine
Cératine sur Géranium sanguin
(Ceratina cucurbitina ♂ Apidae)

Toutes ne butinent pas les mêmes fleurs. Les espèces à langue longue (Apidae et Megachilidae) ont accès au nectar souvent abondant des corolles profondes (Lamiacées, Fabacées, Boraginacées, Scrofulariacées) alors que les espèces à langue courte (Colletidae, Andrenidae, Halictidae et Melittidae) sont tributaires de fleurs à corolles plus ouvertes et peu profondes dont le nectar est facilement accessible (Apiacées, Astéracées, Rosacées).

Anthophore de Dufour
Anthophore de Dufour, espèce à langue longue, sur Sauge officinale
(Anthophora dufourii ♂ Apidae)
Hylaeus
Hylée, petite espèce à langue courte, léchant le nectar d’une fleur de fenouil
(Hylaeus sp. ♀Colletidae)

Le pollen est collecté par les femelles grâce à une brosse à pollen située sur la face ventrale de l’abdomen chez les Megachilidae et sur les pattes postérieures dans les autres familles. Contrairement aux abeilles mellifères, le pollen n’est pas aggloméré en boulettes compactes. Les grains de pollen sont retenus par les soies de la brosse et tombent facilement pendant le butinage lorsque l’insecte passe d’une fleur à une autre. Ces grains de pollen seront perdus pour l’abeille mais pas pour la fleur qui aura toutes les chances d’être pollinisée. Ces abeilles sont ainsi de remarquables pollinisateurs.

Anthidie
Anthidie accumulant le pollen d’un Nepeta sur sa brosse ventrale
(Rhodanthidium septemdentatum ♀ Megachilidae)
Andrène
Andrène dont la brosse des pattes postérieures est chargée de pollen
(Andrena sp. ♀ Andrenidae)
Mégachile sculpturalis
Détail de la brosse ventrale de l’Abeille résinière géante
(Megachile sculpturalis ♀ Megachilidae)
Patte postérieure d'Eucère
Détail de la patte postérieure d’une femelle d’Eucère montrant la brosse
(Eucera nigrifacies ♀ Apidae)

Les femelles d’Hylées ne possèdent pas de brosse de collecte du pollen ; elles transportent le pollen en même temps que le nectar dans leur jabot. D’autres abeilles solitaires font aussi exception et sont dépourvues d’organes de récolte du pollen pour la bonne raison qu’elles n’en récoltent pas, préférant pondre dans le nid d’autres abeilles à la manière du Coucou. Ces abeilles cleptoparasites dont les larves profiteront de la nourriture accumulée par une autre espèce au détriment de la progéniture de celle-ci sont appelées abeilles-coucous.

Nomada sp.
Une Nomada cleptoparasite de différentes espèces d’Andrènes
(Nomada sp. ♀ Apidae)
Coelioxys
Célioxe cleptoparasite de la Mégachile de la Gesse portant sur sa tête les pollinies d’une Orchidée précédemment visitée
(Coelioxys aurolimbata ♀Megachilidae)

Si l’abeille mellifère est peu regardante sur les espèces végétales qu’elle butine (plus de 200 espèces lui conviennent), de nombreuses abeilles solitaires sont sélectives dans leur choix et ne s’approvisionnent que sur un nombre réduit d’espèces. Certaines butinent uniquement les fleurs d’une même famille botanique, comme les femelles de Dasypode hirsute, d’Hériade des troncs ou les Panurges éperonnés qui ne visitent que les Astéracées. Les Mégachiles de la Gesse montrent une préférence pour les Fabacées.

Mégachile
Mégachile de la Gesse sur Pois de senteur sauvage
(Megachile ericetorum ♀Megachilidae)
Panurge
Panurge sur Picride fausse-épervière
(Panurgus sp. ♀Andrenidae)

D’autres se limitent à un seul genre botanique voire à une seule espèce. Le Chélostome des Renoncules, comme son nom l’indique, est très lié au genre Renoncule pour la récolte du pollen. L’Andrène à griffes courbes ne s’approvisionne que sur les Campanules. Les Systropha sont dépendants du genre Convolvulus ou Liseron. L’Andrène de la Bryone, quant à elle, ne visite que les fleurs de la Bryone dioïque.

Chelostoma
Chélostome des Renoncules sur un bouton d’or
(Chelostoma florisomne ♂Megachilidae)
Andrène
Andrène à griffes courbes sur une campanule
(Andrena curvungula ♀Andrenidae)
Systropha
Systropha récoltant du pollen sur un liseron
(Systropha curvicornis ♀Halictidae)
Andrène
Andrène de la Bryone
( Andrena florea ♀Andrenidae)

Cette dépendance pour une famille ou un genre de plantes rend ces abeilles particulièrement vulnérables, d’autant plus que les petites espèces ne prospectent que dans un rayon de 300m autour de leurs nids. Toute modification de leur environnement conduisant à la disparition de leurs plantes de prédilection les prive de nourriture et de sources d’approvisionnement pour leur nid, contrairement aux espèces généralistes qui trouveront toujours une autre espèce végétale à butiner. Chacun peut contribuer à la sauvegarde de ces abeilles fragiles, ne serait-ce qu’en laissant quelques fleurs sauvages au fond de son jardin.

Quelle que soit l’espèce, le nid obéit à un même schéma architectural : une succession de loges (parfois une seule et jusqu’à une dizaine) séparées les unes des autres par une cloison. Chacune des loges encore appelées cellules larvaires contient un pain de pollen, mélange de pollen et de nectar sur lequel est pondu un oeuf. Les cornes de certaines Osmies (Osmia cornuta, O. bicornis et O. tricornis) de même que la lame frontale saillante des Lithurges sont autant d’adaptations anatomiques facilitant la confection des pains.

Lithurgus
Lithurge femelle butinant sur une Centaurée jacée
(Lithurgus chrysurus ; Megachilidae)
Lithurgus
Gros plan sur la tête d’une femelle de Lithurge
(Lithurgus chrysurus ; Megachilidae)

Les premières loges construites abritent le plus souvent des oeufs fécondés qui donneront des femelles. Les loges les plus proches de la sortie du nid renferment des oeufs non fécondés qui donneront des mâles. Leur développement étant plus rapide que celui des femelles, ils émergent une à deux semaines avant ces dernières. Les femelles dont la taille est généralement supérieure à celle des mâles, bénéficient de pains de pollen plus gros.

Si le schéma architectural est toujours le même, le substrat et les matériaux utilisés pour la construction sont par contre très variés : terre, sable (plus de la moitié des abeilles solitaires font leur nid dans le sol), bois, tiges creuses ou à moelle, anfractuosités, coquilles d’escargot sont autant d’abris possibles pour des nids garnis de mortier, feuilles, pétales, fibres végétales, résine...Quelques exemples de ces nids, des plus classiques aux plus originaux, sont présentés dans les articles ci-après : Hériades, Anthidies cotonnières, Abeilles hélicicoles, Hôtel à insectes . Ils donnent un aperçu de la diversité des espèces d’abeilles qu’un petit jardin peut héberger pour peu que celles-ci y trouvent la nourriture et les matériaux nécessaires à la nidification.

Merci à Matthieu Aubert de l’Observatoire des Abeilles pour ses conseils et pour l’identification de l’Anthophora dufourii.

Sources :

  • Vereecken N. (2017) Découvrir et protéger nos abeilles sauvages Editions Glénat, 191 pp.
  • Vereecken N., Jacobi B. (2018) Abeilles sauvages Editions Glénat, 127 pp.
  • Michez D. , Rasmont P. , Terzo M. , Vereecken N. (2019) Abeilles d’Europe NAP Editions 547 pp.
  • Le Féon V., Geslin B. (2018) Ecologie et distribution de l’abeille originaire d’Asie Megachile sculpturalis Smith 1853 (Apoidae-Megachilidae-Megachilini) : un état des connaissances dix ans après sa première observation en Europe, Osmia 7, 31-39.
  • Le Féon V., Genoud D., Geslin B. (2021) Actualisation des connaissances sur l’abeille Megachile sculpturalis Smith 1853 en France et en Europe (Hymenoptera : Megachilidae) Osmia 9, 25-36.
  • Geslin B., Gachet S., Deschamps-Cottin M., Flacher F., Ignace B., Knoploch E., Meineri C., Robles C., Ropars L., Schurr L., Le Féon V. (2020) Bee hotels host a high abundance of exotic bees in an urban context, Acta Oecologica, 105, 103556.
  • A la rencontre des abeilles solitaires - Cahier technique de la gazette des terriers n°143 - le Journal des CPN.
  • Les Abeilles - Préserver la biodiversité dans la Métropole de Lyon - Arthropologia et Métropole de Lyon.