Flore des pierriers sommitaux du Ventoux
Le Mont Ventoux, Géant de Provence de 1910 m, est une montagne emblématique pour nombre de cyclistes. Sa renommée internationale doit beaucoup au Tour de France pour lequel son ascension constitue une étape mythique. Mais le Ventoux est aussi une montagne emblématique pour les botanistes. Un millier d’espèces ont été recensées sur l’ensemble du massif soit la moitié de la flore du Vaucluse. Si les étages de basse et moyenne altitude concentrent la plupart d’entre elles, les immenses pierriers sommitaux, souvent qualifiés de tas de cailloux, abritent une flore certes discrète mais à l’exceptionnelle biodiversité. Ces pierriers se rencontrent à partir de 1600 m - 1700 m, étage où la strate arbustive n’est plus représentée que par quelques Genevriers nains et quelques Pins à crochet prostrés. Ils sont constitués par des débris de roche calcaire que l’alternance de gel et de dégel fait éclater (gélifraction).
Le milieu est particulièrement hostile : éboulis mobiles, sol très mince à faible rétention d’eau, moyenne annuelle des températures avoisinant les 3°C, forte amplitude thermique journalière, vents très fréquents avec des rafales pouvant atteindre 250 km/h, luminosité et rayonnement UV intenses, neige présente pendant de longs mois. Malgré ces conditions extrêmes, des végétaux parviennent à se développer dans les pierriers et comptent parmi les espèces les plus belles et les plus rares du Vaucluse. Les plus célèbres, la « Saxifrage du Spitzberg » et le « Pavot velu du Groenland » doivent leur renommée à Jean-Henri Fabre et ses Souvenirs entomologiques. Moins spectaculaires mais plus rares, l’Alysson penché et l’Euphorbe de Loiseleur sont des endémiques du massif ; ces deux taxons ne se rencontrent en France que sur les pierriers sommitaux du Ventoux. Le Silène de Pétrarque a perdu récemment son statut d’endémique du Ventoux, des stations ayant été découvertes dans les Hautes-Alpes et les Alpes-de-Haute-Provence. La Campanule alpestre, le Panicaut Epine-blanche, l’Ibéris de De Candolle ou la Biscutelle à tige courte sont toutes des raretés ne poussant que sur quelques montagnes des Alpes sud-occidentales.
Pour résister aux conditions extrêmes des crêtes sommitales, ces plantes ont élaboré différentes stratégies.
La plupart sont prostrées, poussant au ras du sol et émergeant à peine des éboulis qui les entourent. Ce nanisme leur permet de résister à l’agression du vent souvent violent en altitude et à son effet desséchant. Il constitue aussi une adaptation au froid car le sol emmagasine une partie du rayonnement solaire ; la température est donc moins basse à la surface du sol. Il leur permet aussi, en hiver, de bénéficier de la protection de la couche neigeuse. De plus, cette petite taille réduit la dépense énergétique nécessaire à la production des divers organes végétatifs.
Beaucoup adoptent une forme en coussinet, exposant de petites feuilles sessiles serrées les unes contre les autres. Cette forme compacte, en demi-sphère, permet à la plante d’exposer une surface minimale par rapport à son volume. Les pertes caloriques et hydriques s’en trouvent réduites, de même que la prise au vent. De plus les feuilles et les tiges, une fois sèches, tombent à l’intérieur du coussinet, se décomposent et se transforment en humus utilisable par la plante. Il n’est pas rare de voir d’autres espèces se développer au milieu de ces coussinets et profiter ainsi de leur microclimat thermique et hydrique. Les touffes très denses des Poacées présentent les mêmes propriétés que les coussinets.
La pilosité est importante chez de nombreuses espèces. En diminuant le brassage de l’air à la surface de la plante, elle assure une protection efficace contre l’effet desséchant du vent mais aussi contre le froid et la chaleur. De plus, elle constitue un écran contre l’excès de lumière et contre le rayonnement UV.
Une autre stratégie pour lutter contre le dessèchement est de réduire la surface foliaire. Les feuilles en alêne, étroites et linéaires des Gaillets, Minuarties, Céraistes et Sablines présentent toutes une surface d’évaporation très réduite. Des Poacées comme l’Avoine soyeuse enroulent leurs feuilles longitudinalement ce qui réduit aussi la surface foliaire exposée à l’air. La Busserole a, quant à elle, des feuilles persistantes coriaces recouvertes d’une cuticule protectrice épaisse. Enfin, quelques-unes comme les Sédums ou les Joubarbes stockent l’eau dans des feuilles charnues, souvent rougeâtres car riches en pigments les protégeant du fort rayonnement UV.
Les annuelles sont rares au sommet du Ventoux. Le Sédum noirâtre et l’Euphraise des Alpes en sont des exemples. La belle saison est très courte à cette altitude (la neige est souvent encore présente au mois d’avril) et laisse peu de temps aux plantes pour effectuer un cycle complet allant de la germination à la fructification. D’autre part, les éboulis très présents limitent la présence de terre accessible aux graines pour leur germination. La plupart des espèces sommitales sont des vivaces qui passent la mauvaise saison en dormance. Elles sont pourvues d’organes de réserves (bulbes, rhizomes, racines) qui leur permettent une reprise de végétation rapide dès les premiers beaux jours. Les espèces à feuilles persistantes telles que la Busserole ou les Globulaires reprennent leur activité photosynthétique dès la fonte de la neige. La reproduction sexuée, pour les annuelles comme pour les vivaces, est aléatoire, les insectes pollinisateurs étant peu nombreux à cette altitude. Les couleurs vives des fleurs et la taille souvent importante de celles-ci sont des signaux pour attirer les rares butineurs qui s’aventurent dans ces pierriers d’altitude particulièrement ventés.
Aussi les plantes sommitales ont-elles fréquemment recours à la multiplication végétative. L’Ornithogale à feuilles droites a la particularité d’avoir des bulbes qui se divisent, donnant ainsi naissance à de petites touffes denses. La Pensée du Mont Cenis développe de longs rhizomes sous les pierriers. La Campanule alpestre émet de nombreux stolons qui rampent parmi les éboulis et s’enracinent au contact du sol. Ces organes de multiplication asexuée permettent à ces espèces de se maintenir sur les pentes où les éboulis sont particulièrement mobiles. Leur fragmentation due aux mouvements des éboulis engendre de nouveaux individus clonaux. D’autres, comme l’Avoine des montagnes, développent des racines fasciculées adhérant fortement au substrat ; elles suivent ainsi le mouvement des éboulis et évitent l’enfouissement. Enfin, certaines comme la Saxifrage à feuilles opposées et la Doronic à grandes fleurs ne migrent pas avec les éboulis mais tentent de les stabiliser en étalant des coussinets denses et larges à la surface des pierriers pour la première, en emprisonnant les éboulis dans un réseau de racines particulièrement développé pour la seconde.
Le développement dans un milieu aussi hostile que les pierriers sommitaux est donc réservé à quelques espèces bien adaptées. L’avantage pour elles est que le recouvrement particulièrement faible dans ces pierriers d’altitude leur évite une concurrence entre espèces qui est la règle dans les biotopes plus favorables.
« Pentes lunaires » pouvait-on lire dans la presse, à propos du Ventoux, après le passage du Tour de France le 7 juillet dernier. C’est sans compter sur cette vie discrète mais foisonnante qui peuple les pierriers sommitaux et que décrit si joliment Jean-Henri Fabre dans ses Souvenirs entomologiques : « Le sommet du Ventoux est en juillet un vrai parterre ; sa couche de pierrailles est émaillée de fleurs. En mes souvenirs apparaissent, toutes ruisselantes de la rosée du matin, les gracieuses touffes d’Androsace villeuse, à fleurs blanches avec un oeil rose tendre ; la Violette du mont Cenis, dont les grandes corolles bleues s’étalent sur les éclats calcaires ; […] ; le Myosotis alpestre dont l’azur rivalise avec celui des cieux ; l’Ibéris de Candolle, dont la tige menue porte une tête serrée de fleurettes blanches et plonge en serpentant au milieu des pierrailles ; […] ; Bornons là cet aperçu des douces joies qui attendent le naturaliste au sommet du mont Ventoux. »
Pour tous les curieux de nature qui n’ont pas l’occasion d’arpenter les pentes pierreuses du sommet du Ventoux, quelques-unes de ces raretés ont été rassemblées dans un diaporama.
L’Alysson penché, l’Euphorbe de Loiseleur et la Lunetière à tige courte sont protégés en région Sud-PACA. La Berce naine, l’Ibéris de De Candolle, l’Ancolie de Bertoloni, le Panicaut épine-blanche et la Gagée des prés bénéficient d’une protection nationale. D’une manière générale, il convient de respecter les plantes des pierriers sommitaux qui ont bien du mal à se maintenir dans ce biotope inhospitalier.
Un grand merci à Jean-Pierre Roux pour sa relecture avisée ainsi que pour la sortie botanique sur les crêtes sommitales particulièrement enrichissante.
Sources :
- Girerd B., Roux J.-P. (2011) Flore du Vaucluse, troisième inventaire, descriptif, écologique et chorologique. Biotope, Mèze (Collection Parthénope), 1024 pp.
- Roux J.-P (2021) Les deux plantes du Ventoux dédiées à François Pétrarque - Les carnets du Ventoux, 112, 50-52.
- Girerd B., Haurez J. (2016) Flore du Ventoux - De 1500m au sommet. Les éditions du Toulourenc ESPRIT DES LIEUX, 190 pp.
- BIOTOPE coll., Melki F. & Briola M. ed.,(2007) - Ventoux, géant de nature, guide des richesses biologiques du mont Ventoux. Biotope, Mèze, (Collection Parthénope), 248 pp.
- Bensettiti F., Herard-Logereau K., Van Es J. & Balmain C. (2004) Cahier d’habitats Natura 2000 - Habitats rocheux. La Documentation française, Paris, 381 pp.
- Madon O. (1999) La Flore du Ventoux - Des plantes et des hommes. Editions A. Barthélemy, 191 pp.
- Fabre J.-H. (1879) Souvenirs entomologiques - Etudes sur l’instinct et les meurs des insectes, première série, Delagrave, Paris.
- Gourc J., Roux J.-P., Beltra S., Blanc G., Menetrier F., Noble V., Pires M., Richaud S., Dusacq M. - 930012382 - Crêtes du Ventoux. - INPN, SPN-MNHN paris, 12 pp. https://inpn.mnhn.fr/zone/znieff/930012382.pdf
- STREB Peter, CORNIC Gabriel, BLIGNY Richard (27-06-2017). Comment les plantes supportent les stress alpins ? Web. https://www.encyclopedie-environnement.org/vivant/plantes-supportent-stress-alpins/