Diane, Proserpine et Aristoloches
La Diane (Zerynthia polyxena) et la Proserpine (Zerynthia rumina), regroupées sous le nom de Thaïs [1], sont deux papillons patrimoniaux emblématiques de nos régions méditerranéennes. Elles appartiennent à la famille des Papilionidae, une famille regroupant plus de 500 espèces essentiellement tropicales et peu représentée en France avec seulement une dizaine de taxons mais qui compte quelques-uns de nos plus beaux papillons tels l’Apollon, le Machaon et l’Alexanor. Comme pour les autres Papilionidae de l’Hexagone, leurs noms ont été empruntés à la mythologie gréco-romaine. Diane, soeur d’Apollon, est la déesse de la chasse et Proserpine, fille de Jupiter et Cérès, enlevée par Pluton, est la déesse du printemps et la Reine des Enfers. Le genre Zerynthia fait référence à Zerynthe, une ville proche de la cité antique de Troie. Quant au nom de Thaïs, il renvoie à une célèbre courtisane grecque des armées d’Alexandre.
PRESENTATION
Ce sont des papillons aux ailes postérieures festonnées, dont le fond jaune pâle est quadrillé de noir et parsemé de taches rouges et noires. Ces couleurs contrastées dites aposématiques préviennent les éventuels prédateurs de la toxicité des papillons. Nous verrons dans la suite de cet article que les imagos (nom donné aux adultes) et les chenilles renferment effectivement des substances particulièrement nocives.
Mâles et femelles sont semblables. De taille modeste (4 à 5 cm d’envergure), ils volent en une seule génération de mi-mars à fin mai pour la Diane et de fin mars jusqu’en juin pour la Proserpine un peu plus tardive. Ces deux espèces sont très proches et peuvent être facilement confondues. L’absence de taches rouges sur l’aile antérieure et le dessin en forme de grain de café ainsi que la présence de discrets points bleus sur l’aile postérieure chez la Diane la différencient de la Proserpine. Si ces différences sont clairement détectables chez les imagos fraîchement émergés, elles sont par contre beaucoup moins visibles chez les individus âgés ou défraîchis ayant perdu leurs écailles colorées.
En-dehors du Sud de la France, la Diane se rencontre en Italie, dans les Balkans ainsi que plus à l’Est jusqu’en Asie mineure. La Proserpine vole quant à elle en Afrique du Nord, au Portugal et en Espagne. Les deux espèces dérivent d’un ancêtre commun et se sont vraisemblablement différenciées au quaternaire, au cours des glaciations qui ont isolé des populations dans des refuges glaciaires distincts : la péninsule ibérique pour la Proserpine et l’Italie et les Balkans pour la Diane (dont une sous-population, isolée lors d’un épisode glaciaire tardif, est à l’origine en Italie d’une troisième espèce, Zerynthia cassandra).
La Diane et la Proserpine bénéficient d’une protection stricte au niveau national. Leur vulnérabilité tient au régime alimentaire des chenilles dépendant exclusivement des Aristoloches, d’étranges plantes dont la morphologie et le mode de pollinisation particuliers font l’objet d’une partie plus botanique à la fin de cet article.
Sur les six espèces d’Aristoloche présentes en France méditerranéenne continentale, deux ont la préférence des Thaïs : l’Aristoloche à feuilles rondes (Aristolochia rotunda) principale plante nourricière des chenilles de Diane et l’Aristoloche pistoloche (Aristolochia pistolochia) pour les chenilles de Proserpine. Ces deux taxons ayant des exigences écologiques différentes, milieux plutôt humides pour A. rotunda et milieux secs pour A. pistolochia, la Diane et la Proserpine ne se rencontrent généralement pas dans les mêmes biotopes. Les photos présentées ci-après ont été prises toutes deux au pied du Ventoux, dans un vallon frais pour la Diane et sur une pelouse sèche pour la Proserpine.
LA DIANE ET SA PLANTE-HÔTE : L’ARISTOLOCHE A FEUILLES RONDES
L’Aristoloche à feuilles rondes est une plante vivace à tubercule arrondi et à tiges grêles de 20 à 60 cm de hauteur qui affectionne les berges des cours d’eau, les ripisylves et les fossés herbeux. Les fleurs isolées à l’aisselle des feuilles ont une forme de cornet dont le tube jaune-verdâtre est surmonté d’une longue languette brune. Les feuilles sont lisses, arrondies et en forme de coeur. Elles sont alternes et dépourvues de pétiole ou à pétiole extrêmement court. Le fruit est une capsule ovoïde.
Quelques feuilles, fleurs ou fruits grignotés indiquent la présence de chenilles de Diane car les autres herbivores préfèrent généralement éviter cette plante. Comme toutes les Aristoloches, elle contient des acides aristolochiques, composés fortement toxiques, qui la protègent de la dent ou de la mandibule des herbivores. Les chenilles des Thaïs non seulement résistent à ces substances nocives mais en tirent parti. En accumulant les acides aristolochiques, elles deviennent à leur tour toxiques et donc inconsommables, de même que les adultes qui en avertissent les prédateurs par les couleurs vives aposématiques de leurs ailes.
Au cours de sa courte vie (entre 4/5 jours et 3 semaines), la femelle de Diane recherche activement des plants d’Aristoloche à feuilles rondes pour y déposer ses oeufs. Ceux-ci donnent naissance au bout d’une à deux semaines à de jeunes chenilles noires qui cherchent rapidement refuge dans les fleurs. Les cornets profonds surmontés d’une languette offrent une bonne protection aux petites chenilles tout en leur assurant le couvert ; une cachette d’autant plus efficace chez les fleurs un peu défraîchies dont la languette se rabat sur le tube à la manière d’un clapet (indiquant peut-être aux pollinisateurs que la fleur est fécondée ?).
Durant les 4 semaines de leur développement larvaire qui compte 5 stades, les chenilles s’alimentent activement sur leur plante-hôte, dévorant fleurs, feuilles et fruits. Elles accumulent les acides aristolochiques toxiques et deviennent inconsommables pour des prédateurs comme les oiseaux. Elles leur signalent d’ailleurs cette toxicité par les couleurs aposématiques orange et noir des petites protubérances hérissées de soies (scoli) qui ornent leur corps dès le 2ème stade. Comme chez tous les Papilionidae les chenilles possèdent, à l’arrière de la tête, un osmeterium qu’elles déploient en cas de danger pour effaroucher l’intrus (voir l’article sur l’Alexanor). La couleur des chenilles s’éclaircit au fur et à mesure du développement, les chenilles des mâles restant toutefois plus petites et plus sombres que celles des femelles. Des chenilles de Diane à différents stades de développement sont présentées sur les photos ci-dessous.
Les chenilles matures se nymphosent dans des touffes d’herbe denses. Chacune tisse un filet de soie lâche dans lequel elle se transforme en chrysalide, forme sous laquelle elle passera l’hiver, fixée à la végétation. Le printemps suivant verra l’émergence des magnifiques papillons dont les mâles, territoriaux, ne s’éloigneront guère de leur lieu d’éclosion. Les femelles une fois fécondées partiront à la recherche de nouvelles plantes-hôtes.
LA PROSERPINE ET SA PLANTE-HÔTE : L’ARISTOLOCHE PISTOLOCHE
L’Aristoloche pistoloche est une plante des garrigues et pelouses sèches pierreuses. Elle diffère de l’Aristoloche à feuilles rondes par ses tiges groupées provenant de racines tubérisées fasciculées et par ses feuilles triangulaires d’un vert un peu glauque, ondulées sur les bords et rudes au toucher car hérissées de minuscules dents cartilagineuses sur la marge et la face inférieure. La fleur est brunâtre. La languette aux bords relevés est moins longue et plus large que chez A. rotunda.
C’est donc dans la garrigue, les éboulis et les pentes sèches ensoleillées et à proximité de touffes d’Aristoloche pistoloche que l’on pourra rencontrer la Proserpine. La femelle est apparemmment peu regardante sur la taille de la plante-hôte puisque même de petits plants peu fournis et isolés semblent convenir pour la ponte.
La biologie de la Proserpine diffère peu de celle de la Diane, si ce n’est un développement des chenilles un peu plus long (une quarantaine de jours). Les chenilles sont aussi généralement plus claires. La couleur des scoli d’abord jaune pâle varie ensuite du jaune vif à l’orangé mais ces protubérances sont toujours dépourvues de noir. Des petits traits noirs longitudinaux apparaissent sur le corps de la chenille de Proserpine au cours de son développement (alors que ce sont des points noirs chez la chenille de Diane). Les chenilles s’alimentent préférentiellement sur les fleurs, réservant les feuilles aux derniers stades larvaires sans doute à cause de leur coriacité.
La toxicité des chenilles des Thaïs leur assure une protection efficace contre les prédateurs mais elle n’est pas suffisante pour les mettre à l’abri des parasitoïdes. Une guêpe de la famille des Ichneumons, Agrypon polyxenae, parvient en effet à pondre à l’intérieur des chenilles matures de Diane et de Proserpine. Ses larves se développent aux dépens de l’hôte, passant l’hiver à l’abri dans la chrysalide avant d’émerger au printemps suivant. Ce parasitisme semble cependant peu fréquent.
AUTRES PLANTES-HÔTES
Il arrive que la Diane et la Proserpine acceptent comme plante-hôte d’autres espèces du genre Aristoloche. Ainsi, on peut parfois observer des oeufs et des chenilles de Diane sur l’Aristoloche clématite (A. clematitis), une grande espèce à fleurs jaunes groupées à l’aisselle des feuilles supérieures, qui pousse en colonies au bord des cours d’eau, dans les ripisylves, les talus et les friches. Les Aristoloches pâle (A. pallida) et longue (A. paucinervis) figurent aussi parmi les potentielles plantes-hôtes des chenilles de Thaïs.
LES ARISTOLOCHES : UN PEU DE BOTANIQUE
Les Aristoloches appartiennent à la famille des Aristolochiaceae, une famille regroupant près de 300 espèces (selon Flora gallica) essentiellement tropicales. Sur les 130 espèces d’Aristoloche décrites dans le monde et exception faite des espèces naturalisées, sept sont présentes dans la France méditerranéenne : A. rotunda, A. pistolochia, A. clematitis, A. pallida, A. paucinervis, la très rare A. clusii ; A. tyrrhena est spécifique de la Corse (de même que A. rotunda subsp. insularis, une sous-espèce de A. rotunda). L’Aristoloche clématite, l’espèce la plus fréquente, se rencontre dans une grande partie de la France.
Connues depuis l’Antiquité, les Aristoloches ont longtemps été censées faciliter les accouchements (en grec aristos = le mieux et locheia = accouchement). Le Moyen-âge, peut-être à cause de la curieuse forme de la fleur, leur prêtait en outre des vertus magiques : la fumée des feuilles sèches brûlées sous le lit des malades les ramenaient à la santé en chassant toute diablerie. Qualifiées d’"énergiques" dans l’ancienne médecine, elles sont peu à peu tombées dans l’oubli, sans doute à cause de leurs propriétés médicinales douteuses et non sans risque pour les patients. De nos jours, l’utilisation des Aristoloches à des fins phytothérapeutiques est interdite en France du fait de la néphrotoxicité et de l’effet mutagène et cancérigène des acides aristolochiques.
La fleur des Aristoloches est constituée par 3 sépales pétaloïdes soudés en un long cornet surmonté d’une languette. Un renflement (utricule) à la base du tube abrite 6 étamines réduites à leurs anthères et soudées autour du style en un organe appelé gynostème. L’ovaire infère à 6 loges est constitué par 6 carpelles soudés. Après fécondation, l’ovaire se transforme en une capsule s’ouvrant en étoile pour libérer les graines. Une coupe longitudinale dans une fleur montre la présence sur la face interne du tube de nombreux poils ou trichomes orientés vers la base de la fleur et plus denses au niveau de la jonction entre le tube et l’utricule.
La fleur des Aristoloches est protogyne c’est-à-dire qu’elle est d’abord femelle : le stigmate, partie du pistil recueillant le pollen, est mature avant les étamines. Au début de la floraison, les lobes stigmatiques recouvrent les étamines encore immatures. Puis les lobes stigmatiques se flétrissent et se rétractent, laissant apparaître les anthères qui libèrent leur pollen. C’est le stade mâle. Ce mécanisme qui empêche la fleur de s’autoféconder favorise la fécondation croisée et donc le brassage génétique.
Pour assurer le transport du pollen sur le stigmate, la fleur d’Aristoloche doit compter sur des éléments extérieurs, en l’occurence des insectes qu’elle attire d’une étrange façon. Des chercheurs allemands ont en effet identifié la curieuse stratégie adoptée par l’Aristoloche à feuilles rondes pour assurer sa pollinisation.
Au stade femelle, la fleur émet un cocktail de molécules odorantes mimant l’odeur que dégagent des Punaises de la famille des Miridae fraîchement tuées par des Arthropodes. Ces molécules attirent de minuscules diptères Chloropidae qui se nourrissent habituellement des sécrétions s’écoulant de ces Punaises Miridae lorsqu’elles sont la proie des Araignées, Mantes religieuses ou Fourmis. Ces Diptères sont qualifiés de cleptoparasites (du grec kleptês = voleur) car ils se nourrissent aux dépens des proies capturées par d’autres espèces. Pensant trouver des restes de Punaises dans la fleur, les moucherons pénètrent dans le tube et descendent jusque dans l’utricule, attirés par une zone translucide plus lumineuse située à la base du renflement.
Les moucherons ne trouvent bien sûr aucune trace de Punaise mais ils sont alors bloqués dans l’utricule car les poils du tube entrecroisés et dirigés obliquement vers le bas les empêchent de remonter. Ils restent ainsi prisonniers pendant 24h à 48h, le temps pour que les étamines soient à leur tour matures et libèrent leur pollen. Certains grains de pollen ne manquent pas de se fixer sur les Diptères cherchant désespérément une issue. A ce stade, les poils du tube se flétrissent et libèrent les Chloropidae porteurs de pollen, qui, attirés par l’odeur émise par une autre fleur au stade femelle, descendront dans le tube et assureront sa fécondation. Les auteurs proposent le terme de "cleptomyiophilie" pour qualifier ce mode de pollinisation entomophile par des mouches cleptoparasites.
CONCLUSION
La Diane et la Proserpine sont deux espèces méditerranéennes dépendant étroitement des Aristoloches durant leur vie larvaire. Ces curieuses plantes dont les fleurs dupent et piègent leurs pollinisateurs ne sont pas particulièrement rares dans le Sud de la France mais leur habitat, et par conséquent celui des Thaïs, peut être à tout moment menacé par l’urbanisation, le drainage des zones humides, l’extension des surfaces agricoles, des pratiques agropastorales intensives ou inadaptées comme le débroussaillage des talus, fossés et bordures de parcelles par la technique du brûlis, ainsi que par les reboisements et la fermeture des milieux. L’évolution des populations de Thaïs dépendra à court terme de la politique de gestion des biotopes favorables aux Aristoloches. A plus long terme, les changements climatiques en cours détermineront leur devenir, les projections scientifiques étant un peu plus optimistes pour la Diane que pour la Proserpine.
Un grand merci à Marie-Thérèse Ziano et Jean-Pierre Moussus pour leur relecture avisée, leur contribution et nos fructueuses discussions. Merci aussi à Eric Drouet pour les documents transmis.
Sources :
- Moussus J.-P., Lorin T., Cooper A. (2019) Guide pratique des papillons de France. Guide Delachaux 416 pp.
- Lafranchis T., Jutzeler D., Guillosson J.-Y., Kan P. & B. (2015) La Vie des Papillons. Ecologie, Biologie et Comportement des Rhopalocères de France. Editions Diatheo 752 pp.
- Dapporto L. (2010) Speciation in Mediterranean refugia and post-glacial expansion of Zerynthia polyxena (Lepidoptera, Papilionidae) J. Zool. Syst. Evol. Res. 48 (3) : 229-237.
- Settele J. et al. (2008) Climatic risk atlas of european butterflies. Pensoft Publishers 710 pp.
- Baliteau L., Denise C. (2008) Les Thaïs : La Proserpine et la Diane. Insectes 149, 11-13.
- Dabonneville C. (2021) Etonnantes aristoloches. Espèces 41 : 68-72.
- Oelschlägel B., Gorb S., Wanke S., Neinhuis C (2009) Structure and biomechanics of trapping flower trichomes and their role in the pollination biology of Aristolochia plants (Aristolochiaceae). New Phytologist 184 : 988-1002.
- Oelschlägel B., Nuss M., von Tschirnhaus M., Pätzold C., Neinhuis C., Dötterl S., Wanke S. (2015) The betrayed thief-the extraordinarystrategy of Aristolochia rotunda to deceive its pollinators. New Phytologist 206 : 342-351.
- Tison J.-M., de Foucault B., (coords) (2014) Flora Gallica. Flore de France. Biotope Eds, Mèze 1196 pp.
- Girerd B., Roux J.-P. (2011) Flore du Vaucluse. Biotope, Mèze (Collection Parthénope), 1024 pp.
- Malandin G., Avril F., Lieutaghi P. (1986) Le livre des simples médecines d’après le manuscrit français 12322 de la Bibliothèque Nationale de Paris. Editions Ozalid et Textes Cardinaux. 361 pp.
- Cazin F.-J. (1868) Traité pratique et raisonné des Plantes médicinales indigènes. Réédition de 1997. Jalons des savoirs. Editions de l’Envol. 1189 pp.
- Deux vidéos remarquables :
Trois autres Thaïs volent en Europe : Zerynthia cassandra, endémique d’Italie, Zerynthia cerisyi, Thaïs balkanique des rives de l’Adriatique et de la Caspienne et Zerynthia cretica endémique de Crète. ↩︎